Au revoir LIBOR, EURIBOR, bienvenue SONIA, ESTER : vers une mutation en profondeur du paysage des taux sans risque.

ESTER, SONIA, SOFR, TARON… la révolution des taux interbancaires est en marche. Leur déploiement va modifier les références historiques des institutions, telles que le LIBOR, l’EURIBOR ou l’EONIA, utilisées dans la plupart des contrats financiers à travers le monde.

L’histoire remonte à 2011, quand le scandale du LIBOR, servant de base pour environ 200 000 milliards de dollars (CFTC, Juillet 2018) de notionnel sur contrats dérivés, a éclaté. A cette époque HSBC, a révélé une collusion entre plusieurs grandes institutions ayant permis de manipuler cet indice de référence pendant 3 ans, de 2006 à 2009. Six grandes banques (Bank of America, Citigroup, HSBC, JP Morgan Chase, RBS et UBS) ont depuis été condamnées  à payer 4,2 milliards de dollars d’amende pour manipulation des taux.

L’Euribor, référence de taux d’intérêts interbancaires en zone Euro sur des maturités de 1 semaine à 12 mois, et indexant 180 000 milliards de montant notionnel de contrats, a quant à lui été manipulé de 2005 à 2009. En 2013, 6 grandes banques ont écopé de 1,7 milliards d’euros d’amendes de la Commission Européenne et près de 500 millions supplémentaires en 2016 pour Crédit Agricole, HSBC et JP Morgan.

Comment en est-on arrivé là?

C’est dans la structure même de la construction de ces taux de référence que se trouve la réponse. En effet, ces benchmarks sont calculés à partir des déclarations d’emprunts interbancaires de grandes banques internationales, potentiellement différentes des transactions effectivement réalisées. Ainsi, les établissements bancaires pouvaient non seulement générer une confiance artificielle des marchés à travers la stabilité de ces indices, mais aussi réaliser des bénéfices dans leurs activités de trading associées. Par ailleurs, le marché des transactions interbancaires s’est largement réduit du fait des nouvelles contraintes de capitaux imposées aux banques, sur les financements à court terme.

Au-delà de la sanction économique, c’est la question de la confiance dans ces indices de référence majeurs qui s’est posée. Elle a entrainé une baisse de la participation des banques contributrices au calcul du LIBOR, ainsi que l’annonce de la FCA de ne plus administrer ce benchmark d’ici fin 2021. Cette crise de confiance a également favorisé l’émergence d’initiatives visant à le remplacer dans les grandes devises existantes.

La réponse du secteur financier est en cours de déploiement

Dans ce contexte, dès 2014 et sous l’impulsion du G20, le Conseil de stabilité financière (FSB) a mis en place plusieurs groupes de travail en lien avec les grandes Banques Centrales pour proposer une revue globale des benchmarks et basculer vers de nouveaux taux de référence alternatifs (Alternative Reference Rate – ARR) ou taux sans risques (Risk Free Rates – RFR). Pour définir le cadre des réformes des benchmarks, le FSB a recommandé une approche par devise et segmentée pour :

  • Construire les nouveaux benchmarks à partir de données de transactions réelles sur des marchés liquides
  • Développer les taux sans risque de contrepartie, plus fiables

Côté américain, le ARRC (Alternative Reference Rates Committee), nommé par la Réserve Fédérale, a identifié le SOFR comme taux sans risque successeur de le LIBOR libellé en USD. Les efforts similaires d’autres juridictions ont fait émerger des taux de référence adaptés aux conditions locales, comme le taux interbancaire SONIA libellé en GBP, le SARON, en CHF ou le TONAR en JPY.

En Europe, la réglementation Benchmark ou « BMR », entrée en vigueur le 1e janvier 2018, traduit le cadre proposé par le FSB. Elle régule la création de tout nouvel indice de référence au sein de l’Union Européenne et prévoit un régime spécifique lorsque les indices et/ou les administrateurs de ces indices localisés des pays tiers à l’Union Européenne afin de :

  • Contrôler les contributeurs aux indices de référence et les données qu’ils fournissent
  • Améliorer la gouvernance et le contrôle des indices de référence en s’assurant que les entités qui fournissent les indices mitigent les risques de manipulation des indices
  • Accroitre l’information de l’investisseur et des clients à travers une plus grande transparence de la chaine de production des taux de référence

Calendrier du Règlement européen BMR :

La réforme BMR définit des règles applicables à trois catégories d’acteurs

  • L’administrateur, qui a pour rôle de collecter, analyser ou traiter les données sources en vue de construire l’indice de référence. A titre d’exemple, l’EMMI (European Money Markets Institute) est l’Administrateur de l’Eonia et de l’Euribor. La BCE jouera quant à elle ce rôle pour l’ESTER.
  • Le contributeur, qui participe à la fourniture des données n’étant pas directement accessibles à l’administrateur pour la construction de l’indice. On parle alors de contributeur de données sources. Ainsi, 52 établissements financiers de la zone euro seront contributeurs du nouveau benchmark ESTER.
  • L’utilisateur, lorsqu’il fait référence à un indice de référence dans la construction la commercialisation de produits financiers ou la valorisation d’actifs. Les établissements bancaires, les assureurs, les Asset Managers ainsi que les entreprises dans le cadre de la valorisation d’éléments de bilan ou de gestion de trésorerie sont potentiellement considérés comme utilisateurs de benchmarks.

Les obligations des acteurs concernés et les sanctions en cas de manquement

L’Administrateur : doit être agréé et enregistré par l’autorité de tutelle. En France, c’est l’AMF qui sera chargée de délivrer un agrément ou un enregistrement.

BMR impose :

  • Des exigences de gouvernance et de conflits d’intérêts (Art . 4 du Règlement)
  • Des exigences relatives à la fonction de supervision (Art. 5 du Règlement)
  • Des exigences en matière de contrôle (Art. 6 du Règlement)
  • Des exigences en matière de cadre de responsabilité (Art. 7 du Règlement)
  • Des obligations en matière de conservation d’enregistrements (Art. 8 du Règlement)
  • Des mécanismes de traitement des plaintes (Art. 9 du Règlement)
  • L’externalisation du contrôle (Art. 10 du Règlement)

Le contributeur doit de son côté se soumettre à des obligations de gouvernance et de traçabilité dans l’élaboration d’un indice de référence :

  • Obligation de mettre en place une organisation qui évite que la fourniture de données sources pour les indices de référence soit affectée par un conflit d’intérêt avéré ou potentiel. Lorsqu’une intervention discrétionnaire est nécessaire, celle-ci doit être opérée de manière indépendante et honnête (Art. 15)
  • Obligation de coopérer à la vérification et au contrôle des indices, à la conservation des données sur une période appropriée (Art. 16), à leur traçabilité et leur archivage (sauf si l’indice de référence est classé comme “peu significatif”
  • Obligation de donner accès aux données liées aux indices de référence qualifiés de “critiques”, comme l’EONIA, l’EURIBOR ou l’ESTER, sur demande de l’autorité compétente (Art. 17)

Enfin, les utilisateurs ne sont pas en reste et doivent mener leurs propres diligences en s’assurant que les indices utilisés ont fait l’objet d’un agrément ou d’un enregistrement au sein de l’UE (articles 29, 30-33).

De plus, les utilisateurs doivent disposer de plans de substitution en cas de modification ou de cessation de fourniture de l’indice (Art. 28). Ces plans doivent être communiqués sur demande aux autorités de contrôle. Ces plans doivent être préparés y compris pour les indices d’importance critique (EONIA et EURIBOR) même si une cessation de leur fourniture est en pratique peu probable sauf à imaginer une crise financière majeure ou une manipulation de l’indice rappelant la crise du Libor.

Les sanctions

En cas de manquement, la Commission Européenne prévoit des sanctions pénales et administratives. Ces pénalités, définies selon les Autorités Nationales, peuvent aller jusqu’à 1 000 000 euros ou 10% du chiffre d’affaires annuel.

À noter : ces sanctions peuvent aussi bien s’appliquer aux administrateurs d’indices qu’aux contributeurs ou à leurs utilisateurs.

Vers la définition d’un near Risk-Free Rate (RFR) Euro

Suivant les recommandations du FSB, les européens travaillent à l’émergence d’une part d’un taux quasi sans risque au jour le jour pour servir de base à une alternative à l’actuel EONIA ou au LIBOR euro, et d’autre part à l’émergence d’un taux de référence remplaçant l’EURIBOR, taux de référence pour les maturités plus longues.

En septembre 2018 le groupe de travail mené par la BCE a sélectionné l’ESTER (European Short TErm Rate) pour succéder à l’EONIA.

Comment est calculé l’ESTER ?

Pour capturer l’activité réelle du marché interbancaire, la BCE se basera sur le taux des opérations d’emprunt en blanc au jour le jour conclues entre 52 établissements bancaires de la zone euro, pondérées par les volumes. La méthode calculera la moyenne des taux sur 50 % des transactions en retirant les queues de distribution (25% des taux d’intérêts les plus faibles et 25% des plus élevés). Si nécessaire, et pour prévenir tout risque de manipulation ou limiter les effets d’une crise de liquidité, la BCE pourra également administrer différemment dans l’un des deux cas suivants :

  • si 75% ou plus des volumes sont réalisés par 5 banques ou moins
  • si le nombre d’établissements participants se réduit à moins de 20 entités.

La BCE produira l’ESTER à compter d’octobre 2019. En attendant, un taux PRE-ESTER est d’ores et déjà communiqué quotidiennement sur le site de la BCE afin de permettre aux banques et aux investisseurs de tester le comportement de ce nouveau taux de référence interbancaire.

La mue de l’EURIBOR n’a pas encore abouti

Concernant les taux plus long EURIBOR, équivalent du taux EONIA sur des maturités plus longues et sur le marché de gré à gré, les organismes européens en charge de la refonte de la méthodologie n’ont pas encore abouti. L’EMMI (European Money Markets Institute) a en effet conclu qu’il ne serait pas possible de construire un benchmark de référence comme l’Euribor sur la base de seules données de transactions réelles comme exigé par BMR. Elle teste donc depuis mai 2018 une nouvelle méthodologie hybride avec des transactions réelles mais il faudra attendre début 2019 au plus tôt pour savoir si cette solution répond aux exigences de BMR.

Les anglais et américains ont quant à eux tranché le point des RFR à maturité plus longue en autorisant le déploiement des Futures sur le SOFR et le SONIA, via ICE.

Les impacts de l’arrivée de la réforme BMR et l’arrivée de l’ESTER

Dès 2018 tout nouveau benchmark et tout nouveau contrat référençant un benchmark devront répondre aux exigences BMR.

A compter du 1e janvier 2020, l’utilisation d’un benchmark ne répondant pas aux exigences réglementaires, tels que l’EONIA, le LIBOR ou l’EURIBOR, au sein de contrats ou produits conçus avant 2018, sera interdite.  Au-delà de la révision des gammes de produits, les utilisateurs devront mettre en place les procédures couvrant les obligations de gouvernance (vérifications, remédiation)  et la transition vers des benchmarks conformes à BMR.

A titre d’exemple, des sources de marché (Dealogic, AFME) permettent d’établir qu’environ 310 milliards d’euros d’obligations à taux variable sont indexées sur EURIBOR et expireront après 2020, nécessitant une mise en conformité de la part des utilisateurs (Cf. Cartographie 2018 des marchés et des risques – AMF Juillet 2018).

Les institutions publiques, bourses, les chambres de compensation, et participants au marché, devront donc gérer la période de transition avec un reliquat d’activité lié aux benchmarks historiques et les nouveaux taux de référence en parallèle.

Cartographie des usages des benchmarks critiques tels que les benchmarks de taux

Les usages de taux dans risque sont multiples. Il peut s’agir de :

  • Commercialiser des produits monétaires, obligataires, structurés, dérivés adossés à des RFR
  • Emettre des produits financiers ou bancaires adossés à des RFR
  • Déterminer la valeur d’un fonds
  • Calculer les commissions indexées
  • Construire une allocation de portefeuille (modèles quantitatifs)
  • Déterminer les sommes versées par un titre obligataire
  • Déterminer la rémunération d’un produit financier, contrat financier ou produit structuré
  • Mesurer la performance de fonds (monétaires notamment)
  • Impacter les modèles de cotation/valorisation au regard de nouveaux crédit spreads
  • Valoriser des éléments de bilan largement indexés sur des taux sans risque (taux d’escompte pour certains instruments financiers ou dans les valorisations à des fins comptables)
  • Ajuster la politique de gestion de trésorerie au regard des nouvelles offres produits. A ce jour par exemple, le spread EONIA/ESTER est négatif et devrait le rester au regard des publications des données pre-ESTER.

Récapitulatif de produits généralement adossés aux benchmarks de taux traditionnels :

Supports de trésorerie OPCVM monétaires, dépôts à terme, papiers commerciaux
Produits de taux court terme Repos, revers repos, credit default swaps (CDS)
Obligations à taux variables Obligations, leases, trade finance, Floating rate notes, titres de capital, produits perpétuels
Dérivés OTC Interest rate swaps(IRS, Forward rate agreements (FRA), cross currency swaps
Dérivés listés (ETD) Interest rate options interest rate futures
Prêts Prêts syndiqués, prêts d’entreprises, emprunts immobiliers, cartes de crédit, prêts auto, prêts à la consommation, autres prêts à taux variable
Produits structurés et titrisations Mortgage-backed securities (MBS), asset-backed securities (ABS), commercial mortgage-backed securities (CMBS), collateralized loan, obligation (CLO), collateralized mortgage obligation (CMO)
Autres Paiements différés, découverts…

La transition vers les nouveaux benchmarks de référence est un chantier complexe à anticiper dès maintenant

Plusieurs associations de place, dont l’ISDA, l’AFME, ICMA, ou la SIFMA ont identifié les principaux challenges à relever. Parmi eux les 3 points majeurs restent à mettre en œuvre par les différents acteurs :

  • Poursuivre le développement des taux sans risques alternatifs (RFR) qui pourront remplacer les benchmarks historiques dans les contrats y faisant référence
  • Développer des stratégies de transition en planifiant la migration des produits vers des RFR alternatifs conformes
  • Renforcer la robustesse des contrats en limitant le risque associé à l’arrêt définitif d’un ancien benchmark largement utilisé (clauses de substitution)

Pour les utilisateurs, une multitude de challenges sont à anticiper :

  • La sensibilisation des acteurs : l’adoption d’un RFR alternatif nécessite l’éducation et la mobilisation de ressources internes pour comprendre les implications des RFR alternatifs dont la définition n’est pas encore finalisée
  • Nouveaux usages : la refonte des produits / contrats demandera (1) de mettre à jour les taux de référence associés, (2) d’identifier les RFR de substitution (exigence réglementaire). Ils nécessiteront également d’accompagner les clients sur de nouvelles caractéristiques de produits.
  • Valorisation et risk management : la migration vers les nouveaux RFR nécessitera un contrôle des impacts sur les modèles de valorisations, l’ALM, les tests de sensibilités et les stratégies de couverture
  • Infrastructure : la migration vers les nouveaux RFR mais aussi la cohabitation des anciens et nouveaux indices constitueront un challenge important pour les infrastructures de marché : paramétrage des outils de gestion front to back, mapping des données, modèles et procédures à mettre à jour, systèmes de paiements adossés à des RFR, accords de financements inter-entreprises, clearing, appels de marge, gestion des spreads…
  • Juridique : les mises à jour à grande échelle des documentations contractuelles et documentations de référence, ainsi que la création/mise à jour de procédures de remplacement auront un impact opérationnel très important avec des renégociations lourdes et parfois complexes à mener
  • Comptabilité : les modèles actuariels, les valorisations des couvertures et prêts inter-entreprises devront être adaptés
  • Gouvernance : les nouvelles règles de gouvernance devront permettre aux administrateurs, contributeurs et utilisateurs de répondre aux exigences réglementaires imposées par BMR
  • Taxes : des ajustements potentiels sont à prévoir dans la valorisation, des produits et donc in fine leur taxation

Etes-vous prêts à piloter la transition ?

Il est donc plus que temps de lancer, si ce n’est pas déjà fait, le cadrage du projet de transition vers les nouveaux indices

  • Avez-vous fait votre inventaire ?
  • Avez-vous évalué l’impact sur votre offre produits ?
  • Avez-vous évalué l’impact sur votre infrastructure ? (modèles de risques, processus opérationnels, data management, nouveaux contrôles, valorisation d’éléments de bilans)
  • Avez-vous fait votre analyse d’impact de la migration vers les nouveaux RFR ? (économique, clients, technique, contrats, impacts comptables et fiscaux, SI)
  • Avez-vous défini votre stratégie de déploiement de votre nouvelle offre? (communication clients, nouveaux besoins clients, impacts économiques, nouveaux produits, trading des nouveaux RFR, mises à jour des contrats, négociations clients)
  • Avez-vous préparé votre plan de communication et de formation ?

 

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