Quel avenir pour les agences de notation extra financières Européennes ?

Les normes ESG sont soumises à de plus en plus d’harmonisation règlementaire, et l’Europe semble déterminée à conserver sa longueur d’avance sur les initiatives de finance durable. En effet, depuis l’été 2019, l’ESMA et l’EBA ont publié de nombreuses propositions de guidelines et notes techniques afin d’améliorer et de standardiser les reportings et la transparence en matière d’ESG. En particulier, l’ESMA s’est intéressée aux critères de finance durable applicables aux notations de crédit, en mettant l’accent sur les critères « E » et « S » (Environnementaux et Sociaux). Ce rapport relevait notamment que les agences de notation classiques avaient accentué l’intégration des critères à leur méthodologie mais que ces initiatives restaient relativement récentes et que l’expertise étaient encore en cours de développement.

Cette expertise a notamment été alimentée par l’acquisition d’agences de notation extra financières (comme Moody’s avec le rachat de Vigo Eiris en avril 2019). Ces dernières sont moins connues que leurs homologues historiques mais ont commencé à apparaitre à la fin des années 90 et sont donc loin d’être un phénomène récent, particulièrement en Europe et en France (pionnière sur le sujet avec la loi LTECV). Avec l’importance accrue donnée aux initiatives de finance durable, ces agences peuvent espérer attirer l’attention des acteurs financiers, qui n’ont pas toujours les ressources suffisantes sur ces sujets. Il faut d’autre part noter que le calendrier règlementaire met ces questions en première ligne avec la publication de la taxonomie des activités durables par la Commission Européenne, mais également le plan d’action 2020 de l’EBA et l’ESMA incluant la publication de notes techniques sur les exigences en matière de reporting et transparence ESG.

Que proposent ces agences – Comment se différentient elles des agences de notation classiques ?

Les agences de notation extra financières ont construits une large gamme de services, de l’évaluation des investissements éthiques et responsables à l’aide dans l’intégration des critères ESG dans des opérations financières. Celles-ci sont rémunérées par les investisseurs et non les émetteurs de titres, limitant les risques de conflit d’intérêts. Dans le cas de Vigeo Eiris, jusqu’en 2017, les investisseurs payaient leur accès à la base de données, mais pas les émetteurs faisant l’objet de la notation. Ce modèle économique a cependant conduit Vigeo Eiris à chercher de nouvelles sources de rentabilité et un partenaire leur permettant de continuer leur activité.

Les critères se basent sur les performances économiques des entreprises (ou des Etats), mais surtout sur leur comportement vis-à-vis de l’environnement, le respect des valeurs sociales, leur engagement sociétal et leur mode de gouvernance. Ces évaluations permettent d’indiquer si la stratégie de long terme de l’entreprise est viable, en tenant compte des variables autres que financières.  Deux types de notation peuvent être réalisés:

  • La notation déclarative, sans que l’entreprise concernée ne l’ait sollicitée. L’analyse sera réalisée sur la base de rapports disponibles, interviews avec les parties prenantes, essentiellement des données publiques. Certains renseignements peuvent être également demandés en direct à l’entreprise.
  • La notation sollicitée, sur demande de la cible. Celle-ci correspond plus ou moins à un audit externe, où l’agence de notation proposera un bilan approfondi sur un périmètre défini par l’entreprise. Ce rapport ne sera rendu public que si l’entreprise le souhaite, autrement, il restera confidentiel.

Chacune des agences dispose de sa méthodologie, et certaines peuvent être spécialisées sur un des critères ESG : Trucost (racheté par S&P Global en octobre 2016) propose des évaluations essentiellement environnementales, ou RepRisk qui s’attache non seulement à l’évaluation des entreprises mais aussi aux projets financés (infrastructures notamment), tandis qu’Ethifinance en France se concentre uniquement sur les petites et moyennes entreprises. Les notations obtenues par ces analyses reprennent les systèmes de notation financiers standards par l’utilisation de lettres et signes « + » ou « – ». La particularité de ces évaluations réside, outre les thèmes évoqués, dans les critères d’exclusion : les agences de notation excluent de leurs analyses toutes les entreprises dont les secteurs d’activité peuvent porter à controverse, tels que le tabac, l’armement ou l’alcool.

Bien que chaque méthodologie soit différente, les agences ont pu développer des grilles d’analyse en s’appuyant sur les ODD (objectifs de développement durable) élaborés par les Nations Unies en 2015. Ces ODD sont au nombre de 17 et déclinés en 169 cibles, créant un référentiel complexe pour les critères ESG. Aucun standard ou cadre n’a été proposé mais les méthodologies des agences quantifient l’exposition et l’alignement aux thèmes ODD.

Il ne faut cependant pas sous-estimer la charge que représente l’analyse réalisée, en particulier pour la cible : les questionnaires permettant l’évaluation demandent un investissement conséquent et chronophage. A noter qu’en cas de notation déclarative, la cible n’est pas tenue de répondre, mais l’absence de retour peut s’avérer dangereuse, puisque l’analyse se base alors uniquement sur les informations disponibles publiquement.

Certains fournisseurs de données se sont également positionnés pour proposer des bases de données ESG. Il s’agit de données brutes, permettant aux investisseurs de réaliser leur propre analyse sur la base des informations extra financières disponibles. Asset4 (racheté par Thomson Reuters en 2009), par exemple, combine données financières et extra-financières et fut le premier à proposer ce type de services.

Les agences de notation extra financières sont donc différentes des agences classiques dans le paramétrage des analyses et le modèle économique. Elles se rejoignent dans le type de client mais avec un horizon d’analyse plus long terme.

Une concentration du marché de la notation extra financière

Il n’est donc pas surprenant que Moody’s et S&P se soient également positionnés sur l’extra financier en interne (notamment Moody’s qui intègre des critères ESG dans ses analyses crédit et a mis en place une méthodologie d’évaluation des green bonds). Mais ils ont surtout cherché à bénéficier de l’expertise en faisant l’acquisition d’agences existantes, leur permettant d’affiner leurs modèles financiers avec des variables extra financières :

  • Moody’s a donc fait l’acquisition de Vigeo Eiris en avril 2019, tandis que S&P Global Indices UK Limited s’emparait de Trucost en 2016
  • La plateforme d’investissement d’évaluation des PME Ecovadis a levé 200millions de dollars auprès du fonds d’investissement CVC Partners en janvier 2020
  • D’autre part, les agences de notation américaines ESG ont également su se positionner en rachetant leurs homologues européens : Oekom, en 2018, South Pole en 2016 et Europe Ethix, en 2015 ont toutes été rachetées par ISS, pure player américain de la notation ESG.

Cette concentration risque de créer un nouvel oligopole sur le marché de la notation en Europe et pourrait entraîner une évolution vers le modèle économique des acteurs existants, qui continue de faire débat post crise des subprimes.

Les agences extra financières européennes semblent s’être tournées vers les américains pour leur croissance, faute d’opérateurs européens pouvant proposer des opportunités équivalentes. Il est vrai que les acteurs émergents en  Europe se positionnent sur des marchés plus spécialisés : en 2017, Spread Research et Ethifinance se sont associés pour lancer Qivalio (première agence de notation européenne financière et extra financière), qui évalue essentiellement des ETI et PME. Qivalio a cependant bénéficié d’une augmentation de capital de 3 millions d’euros en 2019 qui devraient lui permettre d’élargir sa couverture.

La diversité des offres que peuvent proposer les agences de notation extra-financières représente une opportunité majeure pour les acteurs « historiques » de la notation. En matière d’ESG, l’Europe est (était ?) considérée comme significativement plus avancée que ses homologues américains, et le développement de ces agences de notation spécialisées confirmait une expertise européenne convoitée. La vague d’acquisition américaine semble pourtant indiquer la fin de l’indépendance européenne sur le sujet. Après l’hégémonie des  « Big Three » sur le marché de la notation en Europe (passé de 87% en 2012 à 93,4% en 2018), faut-il craindre qu’ils s’emparent également de l’extra-financier ? Ou peut-on espérer que certains acteurs tels que Qivelio parviendront à s’imposer ?