Face à une crise inédite, la tentation des réponses tactiques
Le monde vit une pandémie inédite depuis près d’un siècle. Le Covid-19 a tué environ 150 000 personnes dans le monde à mi-avril, près de la moitié de l’humanité est confinée et l’économie mondiale va vivre une récession équivalente bien pire que celle connue en 2008.
Face à cette situation exceptionnelle, le secteur bancaire s’est adapté tant bien que mal et a assuré la continuité de service : malgré les risques de contagion pour le personnel en contact avec le public, malgré les réseaux VPN saturés, malgré des organisations et processus ayant montré leurs fragilités.
Bien entendu cette crise va pousser le secteur à revoir ses PCA, muscler ses capacités de travail à distance ou mieux identifier les personnes clés en cas de crise. Mais ce ne sont que des mesures tactiques qui ne répondent pas réellement à la fragilité des modèles de management et d’organisation que révèle cette crise.
Des équipes face à la réalité de leur travail
Cette période spéciale, en dehors de l’environnement de travail habituel, met chacun face à la réalité profonde de son travail. Nombre d’employés et de cadres, isolés de leur management et de leurs équipes remettent en question l’utilité de leur emploi, simple maillon de processus complexes, souvent éclatés entre plusieurs sites, voire pays. Le niveau d’engagement était déjà bas dans le secteur financier, le taux de démission en forte augmentation.La crise du Covid-19 risque de renforcer le malaise d’équipes ayant l’impression d’avoir un « bullshit job » sans valeur ajoutée, comme défini par David Graeber (lire son excellent « Bureaucratie » sur ce thème) quand au même moment des métiers très concrets (soignants, livreurs, employés de grandes surfaces…) font tourner le pays.
Hell is a collection of individuals who are spending the bulk of their time working on a task they don’t like and are not especially good at
David Graeber, « On the phenomenon of bullshit jobs »
Il sera difficile de revenir aux schémas actuels visant à optimiser, tayloriser (et donc émietter), offshorer/nearshorer le travail en multipliant les tableaux de bords donnant l’illusion du contrôle. Les équipes risquent tout simplement de ne plus supporter ce mode d’organisation rigide et peu épanouissant.
Les organisations en quête d’antifragilité
Les entreprises, le secteur financier ne fait pas exception, ont développé des organisations mondialisées, reposant sur une division internationale du travail inefficiente en cas de choc. Les tâches les plus chronophages ont été délocalisées vers des pays à bas salaires (les annonces de tels transferts se poursuivent régulièrement), les chaînes de traitement sont devenues de plus en plus complexes et de plus en plus imbriquées. Dans l’industrie, construire une Renault Clio nécessite 4000 composants, venant de 30 pays différents ! Bien entendu, des plans de continuité d’activité, des procédures et des processus « résilients » sont mis en oeuvre mais la solidité est de façade.
La concentration du marché, les dépendances multiples avec des prestataires ont rendu les modèles sensibles à la moindre disruption, disruption dont l’occurrence est toujours sous-estimée, tragédie des petites probabilités. Les modèles opérationnels mis en oeuvre depuis 15 ans dans tous les domaines (pensons aux ruptures d’approvisionnement en masques ou aux processus back office ralentis faute d’équipes sur telle ou telle tâche) font penser à la fable, le roseau pouvant dire au chêne :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.
Jean de la Fontaine, « Le chêne et le roseau »
Les organisations classiques sont comme le chêne, solides par temps calme ou durant une petite tempête, fragiles en cas de cyclone. Mais comment définir cette antifragilité dont se sont éloignées tant d’organisations en quête d’optimisation ? On peut ici s’appuyer sur le concept développé par Nassim Taleb dans Antifragile.
Yet, in spite of the ubiquity of the phenomenon, there is no word for the exact opposite of fragile. Let us call it antifragile. Antifragility is beyond resilience or robustness. The resilient resists shocks and stays the same; the antifragile gets better.
Nassim Taleb, « Antifragile »
Un modèle opérationnel antifragile est comme le roseau de la fable, il doit être capable de plier sans rompre. Pour cela, il doit être souple, reposer sur des équipes plus petites et autonomes, laissant un maximum de latitude au niveau local pour s’adapter aux crises petites ou grandes qu’affronte l’organisation. Il convient également de réintroduire de la redondance avec des équipes pluridisciplaires réparties sur diverses zones géographiques. La redondance a un coût à court terme mais permet d’assurer la survie à long terme et apporte des gains majeurs.
Ceci va à l’encontre de la tendance aux centres d’expertises centralisant l’ensemble des traitements pour un produit ou un processus donné (les rapprochements FO/BO en CIB, le traitement des chèques en banque de détail…).
On pourrait ainsi, en adaptant au contexte des modèles opérationnels bancaires, tenter de décliner la triade de Taleb Fragile/Robuste/Antifragile.
Une illustration d’organisation antifragile
Partant de ces quelques principes, il est tout à fait possible de tester sur n’importe quel processus une organisation antifragile. Les chaînes Middle et Back Office se prêtent particulièrement bien à l’expérience. Prenons par exemple le processus de traitement des confirmations non électroniques sur OTCD au sein d’un Back Office de BFI. De manière très schématique le processus de traitement peut se diviser en 4 grandes étapes : production des confirmations et envoi, pairing et matching/gestion des écarts, signature.
Dans le modèle actuel, au sein de nombreuses BFI, le processus est morcelé entre plusieurs équipes et localisations afin d’optimiser au maximum le coût des opérations, les tâches à plus faible valeur ajoutée étant offshorées. Voici une illustration d’un modèle opérationnel standard.
Ce modèle opérationnel très fragmenté optimise parfaitement les coûts quand tout va bien mais nécessite un workflow précis pour éviter les déperditions d’informations et gérer les différences de fuseau horaire. Par ailleurs, le suivi des anomalies le long de la chaîne est souvent complexe, créant erreurs et baisse de qualité de service.
Une alternative, serait de construire des équipes autonomes, capables de traiter l’ensemble de la chaîne sur des périmètres précis, en fonction du niveau de séniorité des équipes ou des typologies de client. On pourrait par exemple envisager de confier les produits complexes à une ou deux équipes en France, les clients d’Europe du Nord à plusieurs équipes en Pologne…
Dans cette solution, chaque équipe autonome composée d’une poignée d’opérateurs serait en charge de l’ensemble du processus. Cette équipe aurait toute latitude pour s’organiser par client ou par processus, tant que la satisfaction des clients internes et externes et les niveaux de productivité attendus sont là. Le modèle est moins sensible à une disruption de chaîne dans une localisation, chaque équipe restant autonome en toutes circonstances.
Par ailleurs, le suivi des clients et des anomalies devrait être facilité grâce à une réduction des déperditions d’informations et une maîtrise complète du processus. Ici « small is beautiful ».
Au-delà de la résilience, cette organisation est également une manière d’être en prise directe avec le client et de renforcer l’engagement des collaborateurs. Servir un client plutôt que des processus ou des objectifs fixés dans un tableau de bord change totalement la donne.
Tester une organisation antifragile, chiche ?
Les organisations et en particulier le secteur financier doivent faire face à deux grands défis : des équipes démobilisées, peinant à trouver un sens à leur travail et des modèles inadaptés aux grandes disruptions (pandémie aujourd’hui, troubles géopolitiques ou climatiques demain). Il est possible d’apporter une réponse commune à ces deux écueils grâce à des organisations plus autonomes, moins morcelées et plus responsabilisantes.
Quelques tentatives dans l’industrie ont existé dans le passé (pensons à l’expérience de Volvo à Uddevalla) ou sont en cours (les fameuses tribus de Spotify…) mais il n’y a pas eu suffisamment d’expériences de grande ampleur pour changer le modèle organisationnel, comme le taylorisme a pu le faire en son temps.
La construction de modèles antifragiles ne pourra aboutir qu’à l’issue d’un processus de test & learn. C’est peut-être le moment d’oser en testant ce type d’innovation, au moins à petite échelle. De nombreux processus s’y prêtent : chaînes post-trade en BFI, octroi de prêts aux professionnels ou recouvrement en banque de détail… Et si la crise était le meilleur moment pour oser ?