La transition vers une économie durable est sans doute l’enjeu du siècle. L’objectif de limiter le réchauffement climatique à +1,5° C d’ici 20501, fixé par les Accords de Paris, semble déjà derrière nous. La Commission Européenne estime à 180 milliard d’euros2 l’investissement annuel supplémentaire nécessaire pour respecter les objectifs de l’UE à l’horizon 2030, et ainsi faire un premier pas vers la neutralité carbone de notre économie. Puisque l’investissement public n’est de toute évidence pas suffisant, les acteurs du marché financier ont un rôle majeur à jouer dans la réorientation des investissements vers des activités plus durables.
Poursuivant cet objectif, la Commission Européenne a lancé en Mars 2018 son plan d’action intitulé « Financer la Croissance Durable », qui comprend 10 principales mesures. La première, certainement la plus importante de toutes, est la création d’une Taxonomie Européenne (« EU Taxonomy »), qui doit permettre d’encadrer le marché des produits financiers dits « verts » ou « durables ». Le TEG (« Technical Expert Group »), groupe de travail mandaté par la Commission Européenne depuis juin 2018, a livré son Rapport Final sur la Taxonomie Européenne le 9 mars 2020. Cette Taxonomie est la base sur laquelle s’appuieront les futures réglementations sur l’investissement durable, ainsi que le nouveau label vert européen.
Qu’est-ce que la Taxonomie Européenne ?
La Taxonomie Européenne est un outil de classification qui fournit à tous les acteurs financiers une compréhension commune de ce qui est doit être considéré comme une activité « verte » ou « durable ». Elle doit aider les investisseurs, entreprises, émetteurs et promoteurs de projets à orienter leurs investissements dans des activités économiques respectueuses de l’environnement. L’objectif est donc double : éviter le « Green Washing », c’est-à-dire s’assurer que ce qui est communiqué par les distributeurs de produits verts reflète bien la réalité, et permettre une comparabilité des instruments financiers durables.
Concrètement, la Taxonomie Européenne définit une liste d’activités économiques ainsi que des seuils de performance (« Technical Screening Criteria ») qui mesurent la contribution de ces activités à 6 objectifs environnementaux. Elle comprend 7 macro-secteurs et 72 sous-activités3, dont l’appellation suit le code NACE. Au total, ces activités sont responsables de 93% des émissions de gaz à effet de serre dans l’Union Européenne. Dans le rapport final du TEG, seules les activités qui contribuent substantiellement aux objectifs d’atténuation du changement climatique et d’adaptation au changement climatique sont étudiées.
Comment la Taxonomie fonctionne-t-elle ?
Une activité donnée peut être éligible à la Taxonomie pour 3 raisons :
- elle est déjà à faible intensité carbone (« Own performance »),
- elle contribue à la transition vers une économie zéro émission nette d’ici 2050 (« Transitional activity »),
- ou encore elle permet à d’autres activités de réduire leurs émissions de CO2 (« Enabling activity »).
Dans tous les cas, l’activité d’une entreprise sera conforme à la Taxonomie si elle respecte simultanément les trois conditions suivantes :
- L’activité doit contribuer substantiellement à l’un des 6 objectifs environnementaux, c’est-à-dire respecter des critères de performance précis et fondés sur des études scientifiques.
- L’activité ne doit pas nuire significativement à l’un des autres objectifs environnementaux. Pour cela, il faudra respecter des critères de performance établis, ou se conformer à des normes et réglementations déjà en vigueur.
- Enfin, l’entreprise en question doit respecter les garanties sociales minimales, notamment les conventions de l’Organisation Internationale du Travail.
Chaque entreprise dont le domaine d’activité est inclus dans le champ d’application de la réglementation devra donc calculer le pourcentage d’alignement à la Taxonomie de ses revenus (« Turnover »), CAPEX ou OPEX, selon ce qui est le plus pertinent. Par exemple, une entreprise du domaine des énergies renouvelables n’aura pas nécessairement un pourcentage d’alignement de 100%. Son activité ne sera alors pas totalement considérée comme « verte ».
En pratique, qu’est-ce que cela implique pour les acteurs du marché financier ?
La Taxonomie concerne trois types d’acteurs :
- Les grandes entreprises4 basées dans l’UE, qui seront tenues de publier des informations sur leur niveau de conformité à la Taxonomie en vertu de la Directive 2014/95/EU (« Non-Financial Reporting Directive » ou « NFRD »).
- L’UE et les États membres, qui devront prendre en compte la Taxonomie lors de la mise en œuvre des futures normes, notamment concernant les labels pour les produits financiers verts ainsi que les « Green Bonds ».
- Les acteurs des marchés financiers offrant des produits financiers verts dans l’UE, y compris les prestataires de retraite professionnelle.
Ces derniers seront, dès l’entrée en vigueur de la réglementation sur la Taxonomie, dans l’obligation de publier des informations précises concernant leurs produits d’investissement qualifiés de « durables » ou « verts ». Cette obligation s’applique uniquement à certains types de produits. Pour les autres types d’offres, la publication de ces informations est tout de même préconisée : le principe « comply or explain » s’applique.
Pour les produits concernés par la réglementation, les acteurs du marché financier devront indiquer :
- Les objectifs environnementaux auxquels les investissements contribuent
- La proportion des investissements sous-jacents qui sont alignés sur la Taxonomie, exprimée en pourcentage de l’investissement, du fonds ou du portefeuille. Ce calcul doit être fait séparément pour chacun des objectifs environnementaux pour lesquels des critères de performance ont été définis.
- La répartition entre les activités dites « de transition » et « habilitantes » (« Enabling »)
- La méthodologie appliquée pour mesurer la conformité des activités sous-jacentes à la Taxonomie, notamment dans le cas des activités potentiellement alignées mais dont la conformité totale n’a pu être démontrée.
Par exemple, une société de gestion d’actifs devra être capable de fournir le pourcentage total d’alignement à la Taxonomie des activités sous-jacentes de son portefeuille. Cela pose donc la question des données disponibles : en effet, il sera aisé de récupérer les données des grandes entreprises qui seront elles-mêmes dans l’obligation de publier des informations relatives à la Taxonomie en vertu de la Directive NFRD. En revanche, pour les entreprises et émetteurs d’obligations de l’UE qui ne relèvent pas du champ d’application de la directive, ainsi que pour les entreprises non-européennes, la société de gestion devra elle-même vérifier la conformité à la Taxonomie des activités de son portefeuille en suivant un processus en 5 étapes :
- Identifier les activités menées par la société qui pourraient être éligibles, et pour quel objectif environnemental.
- Pour chaque activité potentiellement éligible, vérifier si la société ou l’émetteur répond aux critères de sélection pertinents (ex: production d’électricité <100g CO2/kWh).
- Vérifier que les critères de non-nuisibilité aux autres objectifs environnementaux (« DNSH ») sont respectés.
- Effectuer une Due Diligence pour éviter toute violation des garanties sociales minimales.
- Calculer l’alignement des investissements sur la Taxonomie et préparer les informations à publier au niveau des produits d’investissement.
Quand s’appliqueront les exigences de publication, et où publier ces informations?
L’entrée en vigueur de la réglementation sur la Taxonomie Européenne est prévue en deux temps. Les premières publications concernant les activités contribuant aux deux premiers objectifs environnementaux devront être effectuées dès 2022 par les entreprises, les sociétés de gestion d’actif et sociétés d’assurance. Puis à partir de 2023, ces sociétés devront publier les informations relatives aux six objectifs environnementaux.
Concernant les acteurs du marché financier, les informations de conformité à la Taxonomie doivent être fournies dans le cadre des exigences pré-contractuelles et périodiques existantes, ainsi que sur les sites internet.
Les rapports pré-contractuels doivent comprendre les objectifs environnementaux du fonds, le pourcentage d’alignement à la Taxonomie (par exemple, 20 % du fonds investi dans des sociétés dont le chiffre d’affaires est aligné à au moins 50% sur la Taxonomie), et la manière dont la Taxonomie sera utilisée pour atteindre ces objectifs. Les rapports périodiques doivent inclure la manière dont les stratégies ont été mises en œuvre ainsi que les calculs ponctuels de pourcentage d’alignement à la Taxonomie.
Un outil révolutionnaire pour la finance durable ?
Un outil encore insuffisant pour répondre aux objectifs climatiques fixés par la COP21…
Comme évoqué lors des Rencontres Climat et Finance Durable organisées par Option Finance le 4 février dernier à Paris, la Taxonomie est un outil ambitieux mais imparfait et inachevé. En effet, elle ne prend pas en compte certaines activités qui ont pourtant un impact carbone non négligeable, telles que le transport maritime et aérien, la pêche, et surtout les énergies fossiles (charbon, pétrole). La Taxonomie n’intègre pas non plus le coût carbone en entrée (notamment celui des fournisseurs) ainsi que la charge carbone liée à l’utilisation des produits et services vendus par la suite. Si elle favorise le financement d’activités vertes, elle ne permet donc pas totalement de répondre à l’urgence climatique, qui est de décarboner le système énergétique déjà existant. Par ailleurs, bien que des actions soient menées à l’international, avec notamment la TCFD5 initiée par Michael Bloomberg, la Taxonomie ne concerne pour l’instant que les entreprises et sociétés de gestion sous la juridiction de l’Union Européenne. A noter que les sociétés de gestion européennes devront tout de même publier des informations de conformité à la Taxonomie sur les entreprises non-européennes sous-jacentes de leurs portefeuilles. Concernant l’outil lui-même, la Taxonomie fonctionne de façon très binaire : soit une activité respecte le seuil de performance et est dès lors considérée comme « verte », soit elle ne l’est pas du tout. Enfin, l’outil n’oblige en aucun cas les sociétés de gestion d’actifs à proposer des offres de fonds verts. La Taxonomie pourrait même représenter une limite au développement de ces offres, puisque ces sociétés auront un processus de contrôle à mettre en œuvre ou à déléguer, ce qui représente un coût supplémentaire.
…mais qui représente une véritable évolution pour le marché de la finance durable en Europe
L’objectif premier de la Taxonomie est bien d’encadrer le marché de la finance durable en Europe, et l’outil semble parfaitement y répondre. C’est une avancée notable car elle pose un cadre et définit un langage commun, permettant ainsi de limiter les dérives liées à la finance durable, et notamment le « Green Washing ». Cet outil ne se contente pas de séparer les activités vertes de celles qui seraient à bannir des investissements, mais elle décrit les conditions à respecter pour qu’une activité soit considérée comme verte. Les acteurs en présence ont donc tout intérêt à s’aligner rapidement sur les exigences de publication requises, et ce pour plusieurs raisons :
- La conformité à la Taxonomie deviendra une obligation d’un point de vue réglementaire dès janvier 2022. Si aucune sanction pour non-respect de la Taxonomie n’est prévue à l’heure actuelle, il est très probable qu’un organisme externe se voit chargé des contrôles de conformité à l’avenir. Il pourrait s’agir de l’ESMA au niveau européen ou de l’AMF en France.
- La Taxonomie sera le socle sur lequel reposeront les futures réglementations ou mécanismes d’incitation des institutions publiques en termes d’investissement durable. Les principes de la Taxonomie et les critères techniques de sélection seront intégrés dans les exigences de publication de la « NFRD« , de la norme européenne sur les « Green Bonds », et du futur « Eco label européen« . L’objectif de l’UE est d’ailleurs d’utiliser la Taxonomie comme critère d’obtention de ce label vert européen. Si le seuil n’est pas encore déterminé, on pourrait imaginer que le label soit octroyé à partir du moment ou un fonds a 20% de ses activités sous-jacentes alignées avec la Taxonomie. A long terme, cela pourrait même remettre en cause l’existence des autres labels, qui ne permettent pas une comparabilité optimale des portefeuilles, ni de s’assurer que les investissements participent réellement aux objectifs de réduction de CO2 fixés par les Accords de Paris.
- C’est surtout une vraie opportunité pour lancer de nouvelles offres de fonds verts, sur un marché qui intéresse de plus en plus la clientèle retail et qui devient incontournable. En effet, selon l’indicateur annuel des fonds durables publié par Novethic, le volume d’encours des fonds durables en France a quasiment doublé en 2019 (+89%), une augmentation couplée de performances financières excellentes. De plus, selon le Rapport 2018 d’Eurosif sur le marché ISR en Europe, la part des investisseurs particuliers dans des fonds ISR, par rapport aux investisseurs institutionnels, a augmenté de 3,4 % en 2013 à 30,7 % en 2017. La clientèle retail favorisera très probablement les offres de fonds verts ayant le taux d’alignement à la Taxonomie le plus élevé, afin de s’assurer de l’impact réel de leurs investissements.
Dans son rapport final sur la Taxonomie, le TEG envisage plusieurs développements complémentaires afin d’améliorer l’outil : ajouter des objectifs sociaux en plus des objectifs environnementaux, déterminer des seuils de performance pour les activités « Brunes », c’est-à-dire pour les activités qui nuisent intrinsèquement aux objectifs environnementaux, et harmoniser la Taxonomie au niveau international. Ces dernières mesures seraient à même de palier les limites pointées du doigt, et ainsi en faire un outil idéal aussi bien pour l’encadrement du marché financier que pour la réalisation des objectifs environnementaux fixés par l’UE.
1 Comparativement à 1990
2 Uniquement pour respecter l’objectif d’atténuation du changement climatique
3 Pour l’objectif environnemental n°1 « atténuation du changement climatique ». Concernant l’objectif environnemental n°2 « adaptation au changement climatique », la Taxonomie Européenne comprend 70 sous-activités, certaines identiques à celles du premier objectif et d’autres exclusives à cet objectif.
4 Les grandes entreprises d’intérêt public de plus de 500 employés, y compris les sociétés cotées en bourse, les banques et les compagnies d’assurance
5 Task Force on Climate-related Financial Disclosures