L’irrésistible croissance de la finance responsable : une dynamique réelle trop souvent réduite à des considérations techniques
La finance responsable est en plein développement, portée par la demande des investisseurs mais aussi par un engagement renforcé de nombreux acteurs de marché. Les grandes banques françaises réduisent la voilure sur le financement d’activités polluantes (fin du financement du charbon d’ici 2030-2040, réduction du financement sur le gaz et le pétrole de schiste…), voire visent la neutralité carbone à horizon 2050. De leur côté, de nombreux gérants et institutionnels intègrent désormais les critères extra-financiers dans leurs stratégies.
Cette transition se fait par conviction mais également sous la pression des clients et des régulateurs. Avec près de 25% des clients demandant désormais des solutions d’épargne durables, l’adaptation des gammes de produits n’est plus une option. Résultat, plus de 50% des encours sous gestion en France, soit 1860 milliards d’euros intègrent des principes responsables. Néanmoins, ces chiffres sont à prendre avec précaution, les niveaux d’exigence restant assez hétérogènes.
Pour éviter le risque de greenwashing et accélérer la transition vers une économie décarbonée, les régulateurs renforcent la réglementation depuis plusieurs années : mise en place d’une taxonomie des activités en fonction de leur caractère durable, création d’un reporting sur le « sustainable risk », reporting sur la durabilité des investissement (article 173 de la loi de Transition énergétique…), position-recommandation de l’AMF sur la communication autour du caractère durable des produits…
Illustration n°1 – Planning non exhaustif des initiatives autour de la finance durable
La finance est le sang de l’économie mondiale, elle a le pouvoir de changer le monde en dirigeant les financements et les investissements vers des investissements responsables. La trajectoire et la volonté sont là et bon nombre d’acteurs de marché sont sincèrement engagé pour mettre en place une finance responsable. La récente initiative de gérants français pour promouvoir la place des femmes dans les Comex en est l’illustration la plus récente. Pourtant, les discussions s’enlisent trop souvent sur des points techniques rendant les réglementations inapplicables faute de données (SFDR est un bon exemple) ou par incapacité à se mettre d’accord sur des standards pragmatiques (voir les discussions sans fin pour créer un label européen unique sur les fonds durables).
Alors que faire pour accélérer encore le mouvement face à l’urgence climatique et permettre à la finance de jouer un rôle central ? On peut identifier ici 4 grands axes :
- Rendre la sphère publique exemplaire
- Orienter l’épargne vers des produits durables via des incitations fiscales et une revue des gammes
- Limiter le financement des activités non durables
- Anticiper la prochaine frontière : créer une comptabilité carbone
Rendre la sphère publique exemplaire
En France, les institutions publiques ou paritaires ont un poids important, que ce soit la CDC, la BPI mais aussi les caisses de retraite (l’AGIRC-ARCO…). Elles gèrent ainsi plus de 500 milliards directement ou indirectement via des mandats ou des investissements dans des fonds. La CDC a elle seule gère 160 milliards, la BPI est un acteur pivot pour le financement des entreprises en haut de bilan tandis que la Banque Postale chapeaute pas loin de 50 milliards avec LBPAM et 270 milliards en épargne retraite avec CNP Assurances. Les principales caisses de retraite ont de leur côté plus de 100 milliards d’euros en réserve. Bien entendu, toutes ces entités ont adopté des politiques d’investissement durable mais les engagements (hors LBPAM avec sa stratégie 100% ISR) sont assez flous, sans objectif clair de couverture des univers d’investissement par une analyse extra-financière ou de niveau d’exclusion des entreprises les moins vertueuses.
L’engagement de la sphère publique est pourtant essentiel. Par son poids et son importance pour les gérants d’actifs, elle a un effet d’entraînement permettant d’accélérer la conversion des gestions à une approche durable.
Au-delà d’une labellisation systématique des gestions, la grille de lecture fournie par l’AMF dans sa position-recommandation de mars 2020 sur les informations à fournir par les placements collectifs intégrant des approches extra-financières est un bon point de départ. L’AMF classe en effet les produits en 3 grandes catégories.
Illustration 2 – Catégorisation AMF des produits intégrant une approche extra-financière
Les gestions en catégorie 1 et catégorie 2 doivent couvrir une part substantielle de leur univers avec une analyse ESG. Les gestions en catégorie 1 doivent ainsi couvrir 90% de leur univers avec une analyse extra-financière, exclure au moins 20% de l’univers suite à l’application d’un filtre ESG et prendre un engagement significatif et mesurable (par exemple un bilan carbone inférieur à 20% sur la gestion par rapport au benchmark).
Quelles mesures adopter ?
- A horizon 2 ans, demander à l’ensemble des investissements des sphères publiques et parapubliques de respecter a minima les critères de la catégorie 2 et fixer un objectif de 50% des gestions en catégorie 1
- A horizon 5 ans, avoir 100% des gestions respectant les critères de la catégorie 1
Orienter l’épargne vers des produits responsables
L’appétit des investisseurs, institutionnels ou particuliers, pour des produits d’investissement responsables ne se dément pas. C’est une lame de fond avec 62 % des Français déclarant accorder une place importante aux impacts environnementaux et sociaux dans leurs décisions de placements.
Si les efforts actuels des régulateurs pour éviter le greenwashing et fournir une information sincère aux clients sont essentiels, ceci ne suffit pas pour faire une place large aux produits responsables dans les gammes. Les régulateurs ont notamment imposé via la loi Pacte la présence d’au moins un produit labellisé (ISR, Greenfin ou solidaire) dans les contrats d’assurance-vie. Cependant, les contrats multisupports pouvant intégrer des centaines de produits, l’exigence s’avère très insuffisante. Même chose sur l’offre pour compte-titre ou PEA, sans exigence particulière sur le caractère soutenable de l’offre.
Par ailleurs, les choix d’épargne des Français sont largement fonction de critères fiscaux et investis dans deux enveloppes clés : l’assurance-vie bien sûr mais aussi le PEA. Une modulation de la fiscalité en fonction du caractère durable des produits serait un moyen de flécher l’épargne, au moins sur les fonds actions et obligations corporate.
Dans un second temps, il semble nécessaire d’intégrer une note de soutenabilité sur l’ensemble des titres vifs (actions ou obligations), sur base d’un rating extra-financier des titres. On pourrait prendre comme référence la moyenne de plusieurs agences de notation indépendantes par exemple.
Quelles mesures adopter ?
- Revoir les univers d’investissement des distributeurs (assurance-vie, PER, PEA, compte-titre) en intégrant au moins 50% de fonds durables (hors monétaire et obligations souveraines) et 25% labellisés ISR, Greenfin ou solidaire
- Taxer les fonds non-durables (5 bps par exemple)
- S’assurer de la mise en oeuvre effective du reporting SFDR sur le risque de soutenabilité pour l’ensemble des produits financiers en 2022
- Lancer des travaux au niveau européen pour mettre en place une note de soutenabilité sur l’ensemble des titres vifs négociés sur un marché en Europe
Orienter les financements vers des investissements soutenables
Le financement des projets est également un élément clé pour accélérer la transition vers une économie durable et décarbonée. La plupart des établissements bancaires français ont adopté une stratégie d’arrêt du financement du charbon et de réduction des investissements dans les énergies fossiles. Rappelons ici que les centrales au charbon représentent près de 20% des émissions mondiales de CO2, sortir du charbon le plus vite possible est donc un enjeu capital. Cette stratégie volontaire des banques va dans le bon sens mais doit être accélérée pour renchérir les coûts de financement des activités non durables.
Au-delà d’un arrêt du financement des activités les plus polluantes, les banques doivent plus globalement réorienter leurs financements vers les entreprises les plus vertueuses. L’exercice doit reposer sur une analyse de chaque emprunteur sur des critères extra-financiers (via un rating par des agences de notation ou les équipes d’analystes de chaque banque) mais aussi sur une analyse du projet financé. Chaque projet, au-delà d’un certain montant, devrait ainsi faire l’objet d’une note d’impact, les projets les plus polluants se voyant appliquer un malus sur le coût de financement (via le coût des actifs moyens pondérés par exemple). Ici Natixis a une stratégie intéressante de réorientation de son portefeuille de financement.
Quelles mesures adopter ?
- Intégrer dans la réglementation européenne un arrêt total du financement des activités liées au charbon ainsi qu’au gaz et pétrole de schiste d’ici 2030 pour les pays de l’OCDE et 2040 pour les autres pays. Exclure d’ores et déjà les clients existants si ils n’ont pas une politique de sortie de ces activités
- Définir au niveau européen une approche normée de rating des financements et appliquer un système de bonus/malus sur les coûts de financement en fonction du caractère polluant ou non de l’activité
Anticiper la prochaine frontière : créer une comptabilité carbone
La réglementation en cours de mise en oeuvre, notamment la Taxonomie malgré ses limites, sont des pré-requis pour mettre en place une véritable comptabilité carbone, au niveau de chaque entreprise. La comptabilité monétaire doit en effet être couplée à une comptabilité carbone permettant d’estimer l’impact de chaque décision de gestion sur le bilan carbone de chaque entreprise.
Pour cela, il faut des normes claires et partagées par l’ensemble des entreprises, mises en oeuvre par des professionnels indépendants. La directive NFRD est néanmoins une avancée essentielle avec l’intégration du Scope 3 dans le reporting périodique de l’empreinte carbone. Cette directive est un game-changer avec en bonus l’obligation de prendre des engagements de baisse des émissions sur les Scopes 1,2 et 3 d’émissions de GES.
Le sujet est complexe et prendra certainement des années pour aboutir avec pour ambition de créer l’équivalent des normes IFRS pour la comptabilité carbone.
Cette comptabilité carbone systématique est une nécessité permettant :
- Une modulation des coûts de financement en fonction de la nature du projet en rendant plus attractif le financement d’activité durables
- Une augmentation des charges en fonds propres sur les services financiers offerts à des activités au bilan carbone trop dégradé (financement bien sûr mais aussi assurance par exemple)
- Un suivi bien plus efficace des quotas CO2 actuels qui sont souvent inadaptés et in fine peu incitatifs pour accélérer la transition. On pourra voir émerger des stratégies de couverture du risque CO2 du côté des banques, sur le modèle des couvertures de risque classique du risque de taux ou de change
Cette logique de comptabilité carbone pourrait même être étendue aux particuliers avec un suivi du bilan carbone des achats et des incitations fiscales par exemple pour consommer mieux. Certains acteurs bancaires comme BNP Paribas commencent à proposer des choses sur le sujet avec même la possibilité de compenser ses émissions.
Quelle mesure adopter ?
- Lancer des travaux au niveau européen pour l’élaboration de normes comptables carbone, partagées et mise en oeuvre au niveau de l’ensemble des entreprises à horizon 2030
Conclusion : la finance peut changer le monde et accélérer la transition vers une économie durable
La finance est centrale pour réorienter les flux de capitaux vers les activités permettant de faire face à l’urgence climatique. Il est nécessaire d’accompagner et d’accélérer la transition déjà en oeuvre par une revue des univers d’investissement, la mise en place d’incitations fiscales mais aussi par la restriction du crédit aux activités les plus polluantes.
Ces mesures, concrètes et complétant l’ensemble des mesures techniques déjà adoptées, doivent permettre de mettre en place un ecosystème financier durable, soutenant une économie décarbonée.
Illustration 3 – Représentation de l’ecosystème financier durable de demain